Subjuguée par les mésanges, je n'ai pas vu le temps passer. On est la veille du déconfinement, je dois encore posséder une attestation garantissant que je me trouve à moins d'un kilomètre de chez moi et sortie moins d'une heure. Or j'ai dépassé de 200 mètres et il ne me reste plus que 6 minutes pour rentrer. Je marche vite mais là, c'est de la télétransportation qu'il me faudrait.
Je ne m'inquiète pas : "tout de même, à un jour près, les flics vont être indulgents... la première fois que je m'éloigne, que je sors si longtemps... je n'ai pas été contrôlée une seule fois en deux mois alors que j'étais à 500 mètres de chez moi, je ne vais quand même pas l'être aujourd'hui !"
Je repars confiante, ragaillardie par les oiseaux et mes photos floues, et là, lorsque je tourne à l'angle de la rue...Les flics.
Vite, je recule et me plaque contre le mur du parc. Je me risque à pencher la tête hors de ma cachette pour observer la situation de loin. Comme dans les films d'horreur et d'espionnage.
Un car de police bloque l'accès à l'escalier. Les flics sont nombreux, éparpillés sur la vaste pelouse, et contrôlent tout le monde. Pas un n'en réchappe. Si je tente un autre passage, je m'éloigne encore plus du kilomètre autorisé. S'ils sont sournois, ils auront mis des postes de contrôle devant toutes les issues vers la zone libre. Une copine s'est fait alpaguer alors qu'elle traversait un quai en zone interdite, le flic l'a rassurée "c'est bon, ça ira pour cette fois." Mais ce lâche fourbe a gardé son attestation et lui a envoyé une amende en douce par la poste une semaine après. Il n'avait pas contrôlé sa carte d'identité, juste le pauvre bout de papier écrit à la main. Ce qui signifie qu'à sa place, j'aurais pu mettre le nom de ma voisine foldingo, et c'est elle qui aurait payé l'amende.
Pas le choix, je dois passer devant les flics. Comment faire pour les éviter ?
Je ne peux pas rester là à essayer de me fondre dans le mur comme le passe-murailles, faut bien que j'avance. Plus j'attends, plus je dépasse l'heure, plus je risque de me faire verbaliser.
Je repense à la situation quelques mois en arrière. Malgré toute mon imagination et ma tendance à l'exagération, si on m'avait dit qu'un jour on allait devoir fournir une attestation pour sortir de chez soi, et que j'allais me retrouver à me planquer des flics comme de la gestapo pour échapper au couvre feu, j'aurais rigolé "oui mais bien sûr ! Faut pas pousser !"
Bon allez, j'assume, j'arrête de me cacher, je fais front. Je vais être honnête. Si je mens, ça va se voir tout de suite. Je vais dire la vérité : "j'ai dépassé la distance et le temps autorisé, car j'ai entendu des bébés mésanges au loin et je n'ai pas vu l'heure passer à force de m'extasier devant eux !" et là je démontre mes propos, preuves à l'appui : "regardez, j'ai les photos ! mais si là, dans l'angle, le petit point bleu au-dessus de la poubelle !" Je suis sûre que les flics seront sensibles à ma sincérité et à la beauté de mes clichés.
Puis je repense à
l'attitude effarée des gamins devant ma tentative de cours d'ornithologie. je comprends que si des enfants censés s'émerveiller facilement ne se montrent pas réceptifs, j'ai encore moins de chance avec des flics aux airs de Gérard Jugnot
Adolfo Ramirez contrôlant la famille dans Papy fait de la résistance : "
Rassurez vous madame c'est français, c'est la police française. Alors ausweispapier ! Au trot ! Tiens pendant que vous y êtes, rajoutez moi les tickets de pain."
J'avance à pas de velours. Des flics s'approchent. Vite, je me cache derrière le manège. Masquée par le cheval de bois, j'observe depuis mon poste de vigie l'attitude de l'ennemi.
Il sort quoi de sa poche ? Un flingue, une matraque, une grenade ? Une amende ! ça y est c'est foutu, ils vont me verbaliser, je vais être ruinée, je vais plus pouvoir payer mon loyer et j'irai vivre dans le parc avec les petits oiseaux !
Un jeune qui était assis là parlemente, rien à faire, le policier lui colle une contravention.
Ah là là, c'est pas des tendres, ils font du zèle, ils vont me faire payer. Faut absolument pas qu'ils me voient !
N'écoutant que mon courage qui ne me disait rien, je décide d'avancer en frôlant le mur du parc et en me cachant derrière les arbres que je croise. Il ne me manque plus que le pardessus et les lunettes de soleil d'apprenti détective, comme Antoine Doinel ou Jean Rochefort espionnant sa femme dans Nous irons tous au paradis.
Prochaine cachette à 15 mètres : un banc de pierre. Pas assez haut pour me dissimuler. Je ne vais quand même pas m'accroupir derrière et avancer à genoux ? :
"Vous faites quoi ?
- J'ai perdu mes clés, j'ai dû les faire tomber par ici !"
Pas de planque sur le reste du parcours. Je ne peux pas ramper non plus : "c
'est pour me muscler ! regardez j'ai coché activité sportive sur mon attestation ! quoi j'ai choisi promenade ? qui a dit que pour se promener, il fallait obligatoirement marcher ? quel meilleur moyen d'être proche de la nature que de ramper le nez dans l'herbe, à respirer le parfum des fleurs, les abeilles me butinant le nez..."
Non, impossible d'avancer en rampant, en volant... Je cours ? Je vais attirer l'attention, ils vont comprendre que j'ai un crime à me reprocher, ils vont se mettre à ma poursuite, sifflets en bouche, ils vont braquer les projecteurs sur moi, faire hurler la sirène, me plaquer au sol, me menotter et me pendre aux grilles du parc avec un écriteau autour du cou pour donner l'exemple : "voilà ce qu'il vous attend si vous approchez du parc pour regarder les petits oiseaux ! restez chez vous !"
Je me rapproche... 20 mètres, 10, bientôt le fourgon devant le passage de la délivrance. 5 mètres. Un des flics m'aperçoit. Je fais des yeux de lapin pris dans les phares et m'immobilise comme dans 1 2 3 soleil. Puis là un groupe de jeunes tente de passer devant lui, il les intercepte. Vite, j'en profite, tel un enfant qui pointe le ciel derrière son ennemi pour qu'il se retourne "oh un ovni !" Je pique un sprint, contourne le fourgon et monte en courant l'escalier. Je m'arrête en plein milieu pour reprendre une attitude normale moins suspecte (j'avoue, je suis essoufflée aussi après cet exploit sportif) je jette un coup d'oeil en arrière. Le flic m'aperçoit et me désigne "hé !" puis il hausse les épaules et retourne à ses amendes.
Il est libre Max
Y en a même qui disent qu'ils l'ont vu voler